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Biopolitique et géopolitique

Sfetcu, Nicolae (2022), Biopolitique et géopolitique, dans Telework, DOI: 10.13140/RG.2.2.14529.22885, https://www.telework.ro/fr/biopolitique-et-geopolitique/

 

Biopolitics and Geopolitics

Abstract

Biopower refers to the practice of modern nation-states through an explosion of numerous and diverse techniques for achieving the subjugation of bodies and the control of populations. Foucault used the term to refer specifically to public health practices, among other regulatory mechanisms. Biopolitics is a concept that takes into account the management of the life and populations of a governed region. Biopolitics produces a generalized disciplinary society and regulatory controls through population biopolitics. Biopolitical inclusion produces geopolitical effects, through the policies of caring for one’s own ethnicity, creating the motivations for the incorporation of separatist territories. Biopolitical and geopolitical discourses reinforce and support each other, and can condition each other. Studying these correlations can help us better understand the reason for actions.

Keywords : biopolitics, geopolitics, biopower

Résumé

Le biopouvoir désigne la pratique des États-nations modernes à travers une explosion de techniques nombreuses et diverses pour parvenir à l’assujettissement des corps et au contrôle des populations. Foucault a utilisé le terme pour désigner spécifiquement les pratiques de santé publique, entre autres mécanismes de réglementation. La biopolitique est un concept qui prend en compte la gestion de la vie et des populations d’une région gouvernée. La biopolitique produit une société disciplinaire généralisée et des contrôles régulateurs à travers la biopolitique des populations. L’inclusion biopolitique produit des effets géopolitiques, à travers les politiques de prise en charge de sa propre ethnie, créant les motivations pour l’incorporation de territoires séparatistes. Les discours biopolitiques et géopolitiques se renforcent et se soutiennent mutuellement, et peuvent se conditionner mutuellement. L’étude de ces corrélations peut nous aider à mieux comprendre la raison des actions.

Mots clés : biopolitique, géopolitique, biopouvoir

 

Biopolitique et géopolitique

Nicolae Sfetcu

 

Le biopouvoir est un terme inventé par Michel Foucault, désignant la pratique des États-nations modernes par « une explosion, donc, de techniques diverses et nombreuses pour obtenir l’assujettissement des corps et le contrôle des populations ». (Foucault 1990, 140) Foucault a utilisé le terme pour désigner spécifiquement les pratiques de santé publique, entre autres mécanismes de régulation. Le biopouvoir contrôle les gens en grands groupes, à travers une anatomo-politique du corps humain, et une biopolitique de la population à travers les institutions sociales de la discipline. Le pouvoir est codifié à la fois dans les pratiques sociales et dans les comportements humains, au fur et à mesure que le sujet humain accepte les régulations subtiles et les attentes de l’ordre social. (Policante 2010) Foucault définit le biopouvoir comme

« L’ensemble des mécanismes par lesquels ce qui, dans l’espèce humaine, constitue ses traits biologiques fondamentaux va pouvoir entrer à l’intérieur d’une politique, d’une stratégie politique, d’une stratégie générale de pouvoir, autrement dit comment la société, les sociétés occidentales modernes, à partir du XVIIIe siècle, ont repris en compte le fait biologique que l’être humain constitue une espèce humaine. » (Foucault et al. 2009, 1)

Une manière spécifique d’appliquer le biopouvoir est ce que Foucault appelle « massifier », (Foucault et al. 2009, 55‑86) qui utilise des appareils et équipements scientifiques. Cette anatomo-politique du corps humain est en corrélation avec les nouvelles connaissances scientifiques et techniques sous couvert d’une démocratie libérale, où la vie elle-même devient une stratégie politique délibérée et un problème économique, politique et scientifique, auquel l’État-nation est couplé. (Foucault et al. 2009)

Foucault soutient que si l’objectif déclaré du biopouvoir est de maximiser la vie, il a aussi un côté sombre : lorsque l’enjeu est la vie elle-même, tout peut être justifié par l’État, pouvant ainsi éliminer facilement les groupes identifiés comme menaçant la vie des nation ou de l’humanité. (Foucault 1990, 137)

Foucault attire l’attention sur ce qu’il appelle le grand projet politique et social, à savoir le « milieu intérieur », comme support des vérités proférées par les autorités. Dans la version moderne, le gouvernement est ainsi présenté à la population dans les médias comme un moyen d’efficacité, d’optimisation fiscale, de responsabilité politique et de rigueur, formant un discours public de solidarité gouvernementale et de consensus social. (Foucault et al. 2009, 283)

La biopolitique est un concept qui prend en compte la gestion de la vie et des populations d’une région gouvernée. Selon Foucault, la biopolitique consiste « d’assurer, de soutenir, de renforcer, de multiplier la vie et de la mettre en ordre ». (Foucault 1990) En science politique, le terme a deux sens différents : un poststructuraliste identique au sens attribué par Michel Foucault (désignant le pouvoir social et politique sur la vie), et un autre qui renvoie aux études biologiques et aux sciences politiques. (Liesen et Walsh 2011)

Foucault parle d’un style de gouvernement qui régule les populations par le « biopouvoir » dans tous les aspects de la vie humaine. (Foucault et al. 2009, 1) Agni Vlavianos Arvanitis (Pellam 2015, 43) considère la biopolitique comme un cadre conceptuel et opérationnel pour le développement de la société, promouvant le bios comme thème central dans toutes les formes de vie. (Tolba 2001, 1027)

La biopolitique produit une société disciplinaire généralisée (Foucault et al. 2009, 377‑78) et des contrôles régulateurs par la biopolitique de la population. (Foucault et al. 2009, 378, 397) Foucault affirme que les sciences humaines, en particulier les sciences médicales, ont conduit à l’émergence d’une anatomo-politique du corps humain, une biopolitique et une bio-histoire de l’homme.

La biopolitique de Foucault renvoie à l’intersection entre le pouvoir (politique, économique, judiciaire, etc.) et l’autonomie corporelle de l’individu. (Schirato, Danaher, et Webb 2012, 90) Dans l’étude du colonialisme, la biopolitique est le moyen par lequel une force colonisatrice utilise le pouvoir politique pour réguler et contrôler la population colonisée. (Said 1979, 113) Le mercantilisme a souvent permis une approche biopolitique de la faim, avec de multiples exemples historiques.

Le concept de biopolitique de Foucault est dérivé de son propre concept de biopouvoir et de l’extension du pouvoir de l’État sur les corps physiques et politiques d’une population. (Lemke, Casper, et Moore 2011) La biopolitique agit comme un appareil de contrôle exercé sur l’ensemble d’une population. (Foucault 2003, 242)

Selon (Makarychev et Yatsyk 2017), la géopolitique et le biopouvoir sont deux stratégies apparemment différentes, mais la plupart du temps elles sont fortement corrélées, notamment dans le cas des puissances régionales, avec des zones conceptuelles d’intersection : « il n’y a pas de géopolitique qui n’impliquent une biopolitique corrélée, et pas de biopolitique sans sa géopolitique correspondante » ” (Dillon et Lobo-Guerrero 2008, 276) Les deux sont des philosophies publiques (Jørgensen 2015, 6‑7) qui « produisent des objets et surtout des sujets » (Banta 2013, 382) Les discours biopolitiques et géopolitiques se renforcent, se soutiennent et peuvent se conditionner mutuellement. (Singer et Weir 2006, 450) L’étude de ces corrélations peut « nous aider à mieux comprendre la raison d’agir » (Jørgensen 2015, 10) et ainsi considérées comme des stratégies politiques ayant des implications pratiques. (Makarychev et Yatsyk 2017)

Giorgio Agamben est un philosophe italien bien connu qui étudie les concepts d’état d’urgence, de mode de vie (emprunté à Ludwig Wittgenstein) et d’homo sacer. Le concept de biopolitique (à partir des travaux de Michel Foucault) se retrouve dans nombre de ses écrits.

Agamben dit que ce qui se manifeste dans cette pandémie est la tendance croissante à utiliser l’état d’urgence comme paradigme normal de gouvernement, à travers une militarisation des zones où il y a des personnes infectées. Une telle formule permettra au gouvernement d’étendre rapidement l’état d’urgence à toutes les régions. Il énumère un certain nombre de restrictions graves à la liberté imposées par les restrictions pandémiques. Ces restrictions seraient disproportionnées par rapport à la menace réelle. Une fois le terrorisme épuisé comme justification de mesures exceptionnelles, « les épidémies pourraient fournir le prétexte idéal pour étendre ces mesures, au-delà de toute limitation ». (Agamben 2020d) Ainsi, « dans un cercle vicieux, la restriction de liberté imposée par les gouvernements est acceptée au nom d’un désir de sécurité, qui a été créé par les mêmes gouvernements qui interviennent maintenant pour le satisfaire ». (Agamben 2020a)

Agamben note que « les médias et les autorités mettent tout en œuvre pour créer un climat de panique, provoquant ainsi un véritable état d’urgence, avec de sévères limitations de déplacements et la suspension des activités de la vie quotidienne et du travail pour des régions entières » :

« Face aux mesures d’urgence frénétiques, irrationnelles et totalement infondées adoptées contre une prétendue épidémie… pourquoi les médias et les autorités font tout leur possible pour répandre un état de panique, provoquant ainsi un véritable état d’urgence, avec de sérieuses limitations pour se déplacer et suspendre la vie quotidienne dans des régions entières ? » (Agamben 2020c)

Plus tard, Agamben revient avec quelques précisions (Kotsko 2020a) introduisant le concept de « vie nue » : « La première chose que la vague de panique, qui a paralysé le pays, a clairement montré, c’est que notre société ne croit qu’à la vie nue ». Les personnes

« … sont prêts à sacrifier pratiquement tout – conditions de vie normales, relations sociales, travail, même amitiés et convictions religieuses ou politiques – pour éviter le danger de tomber malade. La vie nue, et la peur de la perdre, n’est pas quelque chose qui rapproche les hommes et les femmes, mais quelque chose qui les aveugle et les sépare. Les autres êtres humains, comme ceux de la peste décrite par Manzoni, ne sont plus perçus que comme des contaminants potentiels à éviter à tout prix ou du moins à maintenir à une distance d’au moins un mètre. Les morts – nos morts – n’ont pas droit à des funérailles et on ne sait pas ce qu’il advient des cadavres de nos proches. Nos semblables ont été effacés et il est étrange que les Églises restent muettes sur ce point. Que deviendront les relations humaines dans un pays qui sera habitué à vivre ainsi pendant on ne sait combien de temps ? Et qu’est-ce qu’une société sans autre valeur que la survie ? »

« Les hommes sont tellement habitués à vivre dans des conditions de crise et d’urgence permanentes qu’ils ne semblent pas s’apercevoir que leur vie s’est réduite à une condition purement biologique, qui a perdu non seulement toute dimension sociale et politique, mais même toute compatissante et émotionnelle. Une société qui vit dans un état d’urgence permanent ne peut pas être une société libre. Nous vivons effectivement dans une société qui a sacrifié la liberté à de soi-disant « raisons de sécurité » et, par conséquent, s’est condamnée à vivre dans un état permanent de peur et d’insécurité. » (Kotsko 2020a)

Selon Agamben, nous en sommes venus à parler du virus en termes de guerre. Une guerre contre un ennemi invisible. « L’ennemi n’est pas quelque part à l’extérieur, il est à l’intérieur de nous. » (Kotsko 2020a)

Les adeptes de la biopolitique de Michel Foucault soutiennent qu’il s’agit d’un nouveau concept instrumental pour « reconceptualiser les limites du pouvoir souverain: non pas comme des frontières territoriales fixes à la périphérie de l’État territorial, mais infusées à travers les corps et diffusées dans les sociétés et la vie quotidienne ». (Vaughan-Williams 2009, 9)

En Russie, la géopolitique relève de la « politique des rapports de force et des sphères d’influence » (Morozova 2009, 672) une « philosophie publique » à laquelle la Hongrie a également souscrit. (Ágh 2010)

La biopolitique peut redéfinir discursivement la territorialité, fondée sur les motivations de santé et de bien-être de la population (passeports, migration, etc.). (Artman 2013, 694) Ainsi, les politiques envers les régions séparatistes d’Ukraine (Crimée, Donbass) sont de plus en plus imprégnées de raisonnements biopolitiques.

Selon (Rosenow 2009, 512), il existe un lien créé entre la souveraineté et la biopolitique qui est établi par la supposée nécessité d’une action souveraine sur des bases biopolitiques, motivant ainsi des actions géopolitiques expansionnistes. De l’avis de Rajaram :

« La politique territoriale est une biopolitique… La territorialité souveraine primitive est contaminée dès le départ par l’empreinte de l’autre qu’elle exclurait… La facette fondamentale de la souveraineté territoriale est une conception étouffante de l’être humain et de ses relations avec les autres. » (Rajaram 2004, 205)

Dans Une Question, Giorgio Agamben revient avec une approche de la « distanciation sociale » comme nouveau principe d’organisation de la société, décrétant qu’« une norme qui affirme qu’il faut renoncer au bien pour sauver le bien est tout aussi fausse et contradictoire que celle qui, pour protéger la liberté, nous ordonne de renoncer à la liberté. » (Kotsko 2020b)

Dans Nouvelles Réflexions, Agamben, affirme qu’avec cet isolement forcé, nous vivons un nouveau totalitarisme. Il est toujours dangereux de confier aux médecins et aux scientifiques des décisions finalement éthiques et politiques. (Dean 2020)

Dans Médecine comme Religion, Giorgio Agamben : déclare (Agamben 2020b) que dans l’Occident moderne coexistent trois grands systèmes de croyances : le christianisme, le capitalisme et la science, qui se croisent parfois. La nouveauté consiste dans le fait qu’entre la science et les deux autres confessions, sans s’en apercevoir, un conflit souterrain et implacable s’est déclenché, avec des résultats positifs pour la science. Dans la science, la médecine occupe une place particulière, caractérisée par

  • pas besoin d’un dogme spécial, mais se limite à emprunter ses concepts fondamentaux à la biologie – il existe un dieu ou principe maléfique, à savoir la maladie, dont les agents spécifiques sont les bactéries et les virus, et un dieu ou principe bienfaisant qui n’est pas la santé, mais récupération, dont les agents cultuels sont les médicaments et les thérapies
  • le phénomène est devenu permanent et omniprésent – il ne s’agit plus de prendre des médicaments, des visites chez le médecin ou de la chirurgie : toute notre vie nous devons vénérer ce culte moment par moment, car l’ennemi, le virus, est toujours présent et doit être constamment combattu
  • la pratique du culte n’est plus libre et volontaire – elle devient obligatoire d’un point de vue normatif
  • la religion médicale a repris sans réserve l’urgence eschatologique du christianisme – la religion médicale combine la crise perpétuelle du capitalisme avec l’idée chrétienne d’une fin des temps
  • comme le capitalisme et contrairement au christianisme, la religion médicale n’offre pas la perspective du salut et de la rédemption – la guérison n’est que temporaire, car le Dieu maléfique, le virus, ne peut être éliminé une fois pour toutes. (Agamben 2020b)

Patrick Zylberman a décrit en 2013 le processus par lequel la sécurité sanitaire devient un élément essentiel des stratégies politiques étatiques et internationales (Flahault et al. 2016) en créant une sorte de « terreur sanitaire » comme outil de gouvernance. Zylberman montre que le dispositif utilisé par l’OMS s’articulait en trois points : 1) la construction, à partir d’un risque possible, d’un scénario fictif permettant de gouverner une situation extrême ; 2) adopter la logique du pire scénario comme régime de rationalité politique ; 3) organiser tous les citoyens de manière à renforcer les institutions gouvernementales, où les obligations imposées sont présentées comme des preuves d’altruisme et le citoyen n’a plus droit à la santé mais est légalement tenu d’être en bonne santé (biosécurité).

Agamben considère, dans Biosicurezza, que la situation d’urgence peut permettre de concevoir un paradigme de gouvernance dont l’efficacité ira au-delà de toute forme normale de gouvernance. Ainsi, la biosécurité s’est déjà révélée capable de provoquer l’arrêt absolu de toutes les activités politiques et de toutes les relations sociales comme forme maximale de participation civique.

« Il s’agit de toute une conception des destinées de la société humaine dans une perspective qui, à bien des égards, semble avoir adopté l’idée apocalyptique de la fin du monde des religions qui sont maintenant à leur ouest. Après avoir remplacé la politique par l’économie, maintenant, pour assurer la gouvernance, même celle-ci doit être intégrée au nouveau paradigme de la biosécurité, devant lequel il faudra sacrifier toutes les autres exigences. Il est légitime de se demander si une telle société peut encore être définie comme humaine ou si la perte des relations sensibles, du visage, de l’amitié, de l’amour, peut vraiment être compensée par une sécurité sanitaire abstraite et soi-disant totalement fictive. » (Agamben 2020a)

Jean-Luc Nancy, dans Excepción viral, (Nancy 2020) affirme qu’Agamben ne parvient pas à observer que l’exception devient réellement la règle dans un monde où les interconnexions techniques atteignent une intensité jusqu’alors inconnue.

De nombreux critiques d’Agamben considèrent ses déclarations comme paranoïaques et exagérées. (Peters 2020) Ainsi, J. L. Nancy répond en soulignant :

« Il faut faire attention à ne pas se tromper de cible : toute une civilisation est en cause, cela ne fait aucun doute. Il y a une sorte d’exception virale – biologique, informatique, culturelle – qui est pandémique. Les gouvernements ne sont que sombres exécutants, et les interroger semble être un stratagème de diversion plutôt qu’une réflexion politique. » (Nancy 2020)

Concernant les déclarations d’Agamben, Slavoj ŽiŽek se demande (Žižek 2020) pourquoi le pouvoir de l’État serait-il intéressé à favoriser une telle panique, qui génère de la méfiance à l’égard du pouvoir de l’État et perturbe l’économie ? Les mesures en cas d’épidémie ne doivent pas être automatiquement réduites au paradigme habituel de surveillance et de contrôle propagé par des penseurs comme Foucault. Le problème est que ces mesures peuvent ne pas être efficaces et que l’inefficacité peut être masquée par les autorités qui manipuleront et dissimuleront les données réelles.

Le modèle biopolitique de la Russie, mais aussi de certaines autorités hongroises, utilise une combinaison d’arguments biopolitiques et géopolitiques pour soutenir la nécessité de protéger les populations d’une même ethnie dans des territoires appartenant à d’autres États. (Gazeta.ru 2015) Ces connotations expansionnistes mettent l’accent sur l’idée d’unité post-soviétique dans le cas de la Russie, comme base des plans de réintégration de la Russie. (Makarychev et Yatsyk 2017) La métaphore biopolitique clé utilisée par ces États expansionnistes est celle de la « famille », entrelacée avec la vision religieuse du monde russe dans le cas de la Russie. Ainsi, les arguments biopolitiques peuvent être considérés comme les pierres angulaires de la création de l’identité de la nation respective, en définissant des frontières sur des bases ethniques, au-delà des frontières juridiques de l’État respectif, sur la base de stratégies biopolitiquement inclusives. (Kelly 2010, 10)

Roberto Esposito, dans Curati a oltranza, discute de la forte opposition de Nancy au paradigme de la biopolitique, mais on ne peut nier le développement constant de la biopolitique. (Esposito 2020) L’état d’urgence pousse la politique vers « des procédures exceptionnelles qui peuvent, à terme, fragiliser le rapport de force en faveur de l’exécutif ». Mais il pense que les risques pour la démocratie sont exagérés. La politique et la médecine sont interconnectées depuis au moins trois siècles, ce qui a conduit à un processus de médicalisation de la politique et à une politisation de la médecine.

John Cassidy (Cassidy 2020) affirme qu’il est trop tôt pour rejeter la théorie d’Agamben car elle pourrait s’avérer juste d’autant plus que le moment des élections américaines approche : il est possible que Trump utilise « l’état d’urgence » pour prendre des pouvoirs gouvernementaux exceptionnels pour déclarer un report d’un an ou deux. (Peters 2020)

Shaj Mohan, dans Qu’est-ce qui nous porte, (Mohan 2020) parle des principes d’hypophysique de Gandhi, selon lesquels la nature est bonne, suivant la taxonomie de la pensée morale de Kant. (Mohan, Dwivedi, et Nancy 2018) Suite à un raisonnement par analogie, il conclut que la théorie de la « biopolitique » est elle-même une sorte d’hypophysique, l’autre partie de l’hypophysique étant le déterminisme technologique. Au contraire, la biopolitique et d’autres théories nous rendent immobiles et résignés comme des animaux pris dans les phares.

Panagiotis Sotiris considère que des notions telles que « biopolitique », « vie nue » ou « état d’urgence », développées par Giorgio Agamben et débattues par de nombreux philosophes, sont un exemple clair d’échec à répondre aux défis de la pandémie. (Sotiris 2020) Il propose une repensée de la biopolitique, telle que formulée par Michel Foucault, (Foucault 1990, 139‑40) proposant une biopolitique démocratique, « fondée aussi sur la démocratisation des savoirs. L’accès accru aux connaissances, ainsi que la nécessité de campagnes de vulgarisation, rendent possibles des processus de décision collectifs basés sur la connaissance et la compréhension et pas seulement sur l’autorité d’experts. » (Sotiris 2020)

Daniele Lorenzini, dans La biopolitique au temps du coronavirus, propose une compréhension complètement différente de la biopolitique de la notion de Michel Foucault. (Lorenzini 2020) Inventeur de la notion de biopolitique, Foucault a voulu d’abord nous faire prendre conscience du passage historique d’un seuil, de ce qu’il appelle le « seuil de modernité biologique » d’une société. (Foucault 1990, 143) Ainsi, notre société a franchi un tel seuil lorsque les processus biologiques caractérisant la vie de l’être humain en tant qu’espèce sont devenus un enjeu crucial pour la prise de décision politique, tout en restant fidèle à l’idée de Foucault selon laquelle le pouvoir n’est pas bon ou mauvais en soi, mais qu’il est toujours dangereux.

Selon Lorenzini, la biopolitique est toujours une politique de vulnérabilité différentielle, qui « s’appuie structurellement sur l’établissement de hiérarchies dans la valeur des vies, produisant et multipliant la vulnérabilité comme moyen de gouverner les gens ». (Lorenzini 2020) À cet égard, Lorenzini déclare que les « héros médicaux » et les « soignants » qui « combattent le coronavirus » méritent certainement notre appréciation, mais sont-ils vraiment les seuls à « prendre soin » de nous ? Après tout, tous les travailleurs ne méritent-ils pas – et pas exclusivement dans ces circonstances « exceptionnelles » – d’être considérés comme des « héros » ? Le virus révèle de manière flagrante que « notre société repose structurellement sur la production incessante de vulnérabilité différentielle et d’inégalités sociales ».

L’inclusion biopolitique produit des effets géopolitiques, à travers des politiques de respect de sa propre ethnie, créant des motivations pour l’incorporation de territoires séparatistes, comme en témoignent la Crimée annexée, l’incorporation progressive de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud à la Russie et les actions actuelles de Moscou en Ukraine.

La stratégie biopolitique contient également de forts éléments d’exclusion basés sur la loyauté envers le régime en place, ou par des actions de séparation ethnique, et des concepts de pureté raciale.

Aleksandr Dugin a abordé la géopolitique de la Russie sous une forme explicitement normative et idéologique, celle de l’eurasianisme, destinée à déconstruire l’hégémonie occidentale. (Makarychev et Yatsyk 2017) Sergey Glaziev a une vision différente de l’eurasianisme géopolitique, basée sur un raisonnement pragmatique, qui prétend que l’UE prive les pays voisins de leur souveraineté, tandis que l’Union eurasienne protège leur souveraineté. (Glaziev 2013)

Le discours de la Russie et d’autres États à tendance expansionniste, en tant que protecteurs des populations de même ethnie dans d’autres pays, constitue le cœur des stratégies biopolitiques et géopolitiques qu’ils pratiquent. (Makarychev et Yatsyk 2017) Le lien biopolitique-race-guerre sert de plate-forme expansive, la sécurité étant définie en termes biopolitiques. (Debrix et Barder 2013, 59‑60)

Selon (Makarychev et Yatsyk 2017), la fusion des stratégies biopolitiques et géopolitiques est devenue possible sur la base du concept général de souveraineté qui dépasse les définitions juridiques et nécessite un fondement à la fois géopolitique et biopolitique. La combinaison d’outils géopolitiques et biopolitiques redéfinit les frontières des anciens empires, les frontières biopolitiques prenant de plus en plus d’importance.

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